By Christian Saint-Pierre
01.06.2017 / Goethe-Institut Kanada
TABLEAUX VIVANTS
ENTRETIEN AVEC HELGARD HAUG ET STEFAN KAEGI DE RIMINI PROTOKOLL
En quoi les participants de 100 % Montréal incarnent-ils l’ensemble des habitants de la ville?
Stefan Kaegi : Ils ne sont évidemment pas représentatifs au sens strict. Pour représenter 1,9 million de Montréalais, il aurait fallu un théâtre aussi grand que l’île. Il s’agit plutôt d’un échantillon, basé sur cinq critères : le sexe, le groupe d’âge, le lieu de naissance, le territoire et la structure du ménage.
Helgard Haug : La première personne est toujours celle qui nous fournit les statistiques, celles du census de 2011. Cette fois, il s’appelle Benoit Van de Walle et il appartient à l’équipe de Montréal en statistiques. On lui a donné 24 heures pour recommander le 2e participant, puis la réaction en chaîne s’est poursuivie de cette manière jusqu’à la 100e personne. Il existe donc un lien, même lointain, entre tous les individus retenus. Pour nous assurer que les participants recrutent en sortant de leur réseau immédiat, pour qu’il y ait des artistes et des gens d’affaires, des gens de gauche et de droite, des pauvres et des riches, nous avons demandé à Florence Béland, consultante en immigration, de superviser le processus.
Comment se déroulent les répétitions?
H. H. : Pour le moment, nous les avons rencontrés par groupes de 25 personnes. Demain, nous les verrons tout ensemble pour la première fois. Nous avons peu de temps pour les connaître, les faire parler d’eux et puis mettre le spectacle en place, une vingtaine d’heures en tout. Dès le départ, lorsqu’on leur demande de se diviser entre hommes et femmes, on se rend compte que c’est un sujet de discussion. Certains répondent sans hésiter. D’autres expliquent qu’ils ont changé de sexe. D’autres encore interrogent la signification même de ces mots.
S. K. : À vrai dire, le spectacle montre à quel point les statistiques sont limitées, comment elles placent les gens dans des tiroirs qui, bien souvent, ne leur conviennent pas, ne les définissent pas. Tout en prenant appui sur les données, en cherchant à les interpréter, la pièce s’en affranchit assez vite en explorant les zones grises entre tous ces modèles, les vies complexes qui s’agitent derrière les chiffres.
Concrètement, que se passe-t-il sur scène?
S. K. : D’abord, afin de répondre aux questions qui leur sont adressées, les participants se positionnent dans l’espace, d’un côté ou de l’autre de la scène, de manière à former des portraits de groupe. Mais une même réponse peut être rattachée à des histoires complètement différentes. Par exemple, parmi les gens qui répondent affirmativement à la question «Avez-vous fait votre service militaire?», il y a un homme qui a combattu en Afrique, une femme, toute petite, toute fragile, qu’on n’aurait jamais pu imaginer dans l’armée, puis tout près d’elle, un réfugié qui a risqué sa vie. Ainsi, le spectacle réunit les gens de manière inusitée, trace d’étonnants parallèles entre leurs existences. Certaines personnes, en répondant aux questions, dévoilent des paradoxes fascinants. Il y a le portrait global, bien entendu, mais c’est en suivant quelques individus, qui attirent notre attention, qu’on prend la pleine mesure de la complexité humaine.
H. H. : C’est comme un jeu en fait, un jeu-questionnaire dont on fournit les règles dès le départ. C’est parfois ludique et parfois plus grave. Au-delà des chiffres et des faits, il y a des histoires et des émotions. C’est pourquoi nous demandons aux participants de témoigner, d’offrir des fragments de leurs récits de vie qui sont bien plus percutants que les pourcentages, bien plus révélateurs.
Quels thèmes sont discutés par les participants montréalais?
H. H. : Il y a une foule de sujets abordés de manière très franche. Les gens n’ont pas peur d’émettre leurs opinions. De manière générale, les participants se disent satisfaits de leur vie à Montréal. Sans occulter ce sentiment, sans nier la qualité de vie et l’ouverture d’esprit flagrante qui semble caractériser Montréal, nous souhaitons mettre au jour les problèmes, les failles. Bien que le spectacle soit présenté à l’occasion du 375e anniversaire de la ville, nous ne sommes pas là pour faire la promotion de Montréal. Parmi les sources de frustration que nous avons décelées jusqu’ici, il y a la question linguistique. On sent nettement qu’il y a un combat autour de la langue. Il y a aussi des gens qui ne sont pas satisfaits de la situation écologique. Plusieurs se plaignent des travaux routiers. On parle du chômage ou de la difficulté à trouver un emploi dans son domaine. Deux ou trois personnes réclament le droit de mourir dans la dignité.
S. K. : Évidemment, plusieurs communautés culturelles sont représentées sur scène. C’est très coloré, surtout si on compare avec la Corée du Sud, où seulement 1 % des participants étaient nés dans un autre pays. Il y a plus d’Haïtiens que de Français ou d’États-Uniens, ce qui nous a étonnés. Le cheminement de certains immigrants est très intéressant, leurs parcours jusqu’à Montréal sont souvent complexes et émouvants. On a été surpris de voir que certains membres du groupe, des gens qui sont eux-mêmes des immigrants ou alors issus de l’immigration, répondent par l’affirmative quand on leur demande s’il y a trop d’immigrants à Montréal.
Qu’est-ce que le spectacle apporte aux participants et aux spectateurs?
H. H. : C’est une chance exceptionnelle de pouvoir entrer ainsi en contact avec sa ville, ses cultures, ses préoccupations, ses joies et ses peines, plonger dans une société pour dépasser les évidences et les lieux communs.
S. K. : Selon moi, le plus bel effet du spectacle est de mettre en présence des individus qui, tout en habitant la même ville, le même territoire, tout en étant parfois même voisins, ne se seraient jamais adressé la parole autrement. En ce sens, la démarche a quelque chose d’anthropologique. Elle relie les communautés, tend un miroir aux résidents d’une ville, renvoie aux spectateurs une image assez fidèle de la complexité de la société à laquelle ils appartiennent.