By Par Guillaume Tion
08.10.2020 / https://next.liberation.fr
Scène nationale depuis 1997, la Comédie de Clermont-Ferrand a inauguré en septembre sa propre salle de théâtre avec une pièce-performance politique de Stefan Kaegi. Une visite labyrinthique, dans un lieu flambant neuf, à la rencontre des divers corps de métier à l’œuvre.
«Le plus compliqué, c’est de faire comprendre aux spectateurs qui découvrent la nouvelle salle qu’elle est encore en chantier», explique Jean-Marc Grangier, le directeur de la Comédie de Clermont-Ferrand. Quoique rompu aux mesures sanitaires, le public n’a pas l’habitude d’un tel bazar. Passé le vestiaire, on lui donne des gants, une charlotte, un masque - même celui qui voudrait choper le Covid ne le pourrait, sanglé dans un tel attirail -, et on le prévient : «On vous avait dit que le théâtre était terminé ? C’est pas tout à fait vrai !» Puis les huit groupes d’une vingtaine de spectateurs remontent un long couloir et pénètrent par les coulisses dans la grande salle qui sent le neuf pour se retrouver petites fourmis perdues au milieu d’un bordel larger than life : une grue, un Algeco, des briques, des écrans, de la poussière, des monticules de sacs de terre, une plateforme tubulaire… les voilà dans le monde de Stefan Kaegi, fondateur du collectif Rimini Protokoll, pour la pièce-performance Société en chantier.
Le parcours est organisé en huit quarts d’heure durant lesquels les spectateurs sont transbahutés d’un coin à l’autre de l’espace. A chaque fois munis d’un casque audio, souvent glissé dans un casque de protection, ils sont accueillis par un contremaître qui leur expose l’importance des délais, un avocat spécialisé dans le droit de la construction qui les initie au sport de combat, un universitaire qui leur détaille la vie des fourmis bâtisseuses… De facette en facette, ils apprennent la réalité d’un chantier, tout comme ses petites et grandes histoires de corruption, que ce soit en Syrie, en France… «Ou même à Clermont-Ferrand. On parle par exemple du sort des ouvriers portugais sous-payés lors des travaux du Grand Carré de Jaude par des sous-traitants d’Eiffage, explique Viviane, qui se charge de la documentation sur laquelle se fonde le spectacle. On ne recherche pas l’émotionnel, juste l’énoncé des faits.» Et les spectateurs mesurent, derrière leur masque et des briques dans les mains, ce qu’il faut de poussière et de vice pour ériger n’importe quel édifice.
Mais par-delà les exemples du limogeage d’Alfredo di Mauro, apparemment sans cause, qui retarde depuis des années la construction de l’aéroport de Berlin, ou encore la façon dont les partis politiques français se sont répartis la construction des lycées d’Ile-de-France en 1993, c’est moins ce qu’on y apprend que la mise en scène de la déambulation qui fascine durant ce spectacle aux multiples points de vue.
Chaque animateur, qu’il soit comédien professionnel ou joue son propre rôle (c’est par exemple un «vrai» ouvrier qui nous initie à la précarité de son métier), reproduit son sketch huit fois devant les groupes qui défilent. Et le spectateur passant de secteur en secteur assiste à autant de scènes différentes mais à la même mise en scène d’ensemble. Il observe le mouvement global du chantier tantôt depuis la plateforme avec les urbanistes, tantôt du haut des cintres avec une représentante de l’ONG Transparency. Il comprend peu à peu le dispositif général, s’amuse des réactions des groupes qu’il voit défiler dans des secteurs qu’il a déjà visités, et se demande ce qu’on va bien pouvoir lui raconter dans cet Algeco où il n’est pas encore entré, et sur lequel chaque quart d’heure pleuvent des liasses de billets lâchés du haut d’une grue. A coups de mini-événements parfaitement synchronisés, Stefan Kaegi a mis en place une chorégraphie transversale brillantissime. Dans ce casse-tête à huit niveaux, chaque partie, indépendante, communique avec les autres via des moments communs. Par exemple, le déplacement d’un groupe vers des extracteurs de fumée le fait devenir acteur dans la séquence d’un autre groupe, ou encore l’immobilité soudaine d’une partie du public se cale avec le discours d’un intervenant situé à l’autre bout du plateau. «Tout le monde est acteur et figurant dans le spectacle»,note Viviane.
Ce bordel millimétré se pose en ouverture d’une «saison inaugurale» de la Comédie de Clermont-Ferrand, elle-même marquée par un gigantesque chantier : celui de sa nouvelle salle, ou plutôt de sa première salle, qui a été inaugurée en septembre. «Depuis 1997, nous sommes labellisés "scène nationale", mais sans avoir de lieu dédié, raconte le directeur. Nous nous sommes organisés pendant vingt-trois ans avec l’Opéra-Théâtre, une salle à l’italienne datant du XIXe siècle en centre-ville, pas du tout adaptée aux productions contemporaines, et avec la Maison de la culture, où nous louions une salle modulable.»Situation tendue. Aussi, à son arrivée en 2002, Jean-Marc Grangier demande que soit construit un nouveau lieu. Et après une attente d’une douzaine d’années et l’élection à la mairie de l’ancien adjoint à la culture, Olivier Bianchi, le projet débute enfin.
Première étape, la topographie. L’emplacement, proche de l’université, dans un quartier central, est aussi remarquable par son passé : c’est sur les ruines de l’ancienne gare routière que s’est construit le nouveau bâtiment, dont il a conservé la façade et le hall. «Un lieu symbolique. A l’époque, tout le monde se retrouvait dans la brasserie de la gare, même si la cuisine était paraît-il très mauvaise. On pouvait y voir conjointement Giscard et Mitterrand.» Le premier, maire de Chamalières, résidait au château de Chanonat, dans la banlieue de la ville, le second allait visiter sa maîtresse, Anne Pingeot, fille d’industriels clermontois. Seconde étape, le projet. Grangier et son équipe ont les idées claires : «De la sobriété. Nous ne voulions pas de façade clinquante. Certaines ébauches étaient superbes de l’extérieur, mais à l’opposé de ce que demande le fonctionnement d’un théâtre.»
Le projet retenu, conçu par l’architecte portugais Eduardo Souto de Moura, avec ses deux salles modulaires (salle de l’Horizon et salle des Possibles) qui bénéficient du même quai de chargement, ses toilettes femmes à seize cabines et son premier étage déjà squatté par des étudiants en arts de l’école d’à côté, a tout du rêve de directeur. Il se fond dans l’avenue sans position de surplomb, et prolonge de plain-pied les dalles du boulevard. On glisse sur la pierre de Volvic de la rue à la salle, et le hall de la gare, devenu celui du théâtre, laisse aux regards la possibilité de s’imprégner du style du constructeur, le Clermontois Valentin Vigneron. «Mais cette série de V qui croisent la façade comme des ailes d’oiseaux n’a rien à voir avec l’initiale de son nom,précise Grangier. Le motif est inspiré d’Auguste Perret, dont Vigneron était proche.» Ce bâtiment célèbre aussi le croisement de deux influences architecturales : celles du reconstructeur du Havre en façade, avec ses piliers et son épure rationaliste, ainsi que celle de Le Corbusier à l’arrière, avec son mur à cent fenêtres et sa forme oblongue de banane libérée - Souto de Moura, qui construisait là son premier théâtre, se faisant le chantre inspiré de cette union divergente.
Y a-t-il eu sur le chantier de cette Comédie, qui a duré trois ans, des problèmes de délais, comme nous alerte la pièce de Rimini Protokoll ? «On est tombés sur le pied d’une statue de Mercure», soupire Grangier, derrière une table en marbre rose du Portugal dans la nouvelle brasserie. Le théâtre jouxte la via romana, dès qu’on y creuse apparaissent des artefacts, et au premier coup de pioche est remonté ce morceau de statue. «On a alors procédé à des fouilles, étalées en deux périodes, pour espérer y trouver la statue complète, puis on s’est aperçu que le sol recelait beaucoup de débris de ce genre.» A défaut d’avoir trouvé l’emplacement d’Alésia, la Comédie peut se targuer d’être bâtie sur ce qui devait servir de décharge à des sculpteurs gallo-romains. Classe. L’architecte a donc dû protéger le site par un dispositif complexe : «Si dans trente ans il faut refouiller sous le sol du théâtre, on le pourra.»
En attendant, c’est le spectateur qui se fouille les méninges. A la fin de la représentation de Société en chantier, en sueur sous sa charlotte après avoir crapahuté un peu partout, porté des planches et fait des exercices de gym, il voit ses repères chamboulés. Quand il s’adresse aux animateurs, il les prend pour des promoteurs ou des urbanistes, leur demande presque des conseils. «Oui, c’est drôle, le contrat tacite entre comédien et public est malmené. L’immersion fait qu’ils y croient d’une manière plus profonde. Mais le spectacle est aussi intimidant. Il y a une pression du collectif», détaille Thomas, assistant à la mise en scène. Dans les échanges de regards et les discussions qu’on a pu avoir avec nos compagnons de groupe, le message qui prédomine concerne l’interdépendance. Observer ces fourmis s’agiter comme les maillons d’une chaîne permet de saisir ce que l’on attend de nous, ce que nous demandons aux autres, et fait prendre conscience que, plus le bâtiment est ambitieux, plus sa construction est fragile. Chaque building a des pieds d’argile. Chaque société ?