By Nicolas Garnier
24.09.2016 / ma culture
C’est presque dans le cahier des charges du label berlinois Rimini Protokoll de proposer à chaque fois des œuvres participatives, immersives et critiques dont la matière première est l’expérience la plus quotidienne. Si pour Nachlass seul Stefan Kaegi est de la partie, accompagné pour l’occasion de Dominique Huber, le résultat ne déroge pas à la règle. Après avoir abordé les questions technocratiques dans Situation Rooms, collectives dans Remote X, ou identitaires dans Europe, visite à domicile, Nachlass s’intéresse au thème existentiel du memento mori. Plus exactement, Kaegi et Huber subvertissent cette catégorie canonique, comme le révèle dès le début le titre. « Nachlass », de nach, après, et lassen, laisser, ou l’héritage qu’un mort laisse derrière lui. La maxime n’est plus tant rappelle toi que tu vas mourir mais, une fois mort, comment veux-tu que les autres se souviennent de toi ? L’accent est mis moins sur la vanité de l’existence humaine que sur le legs, les questions de transmission et de dialogue – autrement dit la persistance du mort dans la vie des vivants. En choisissant cette approche, Nachlass parvient à échapper au morbide ou au fétichisme, écueils du genre, et à produire une expérience touchante et généreuse d’où l’on ressort secoué.
S’il y a bien un impensé de l’époque contemporaine c’est celui de la finitude, dont la mort humaine est l’avatar par excellence. Repoussée grâce aux technologies médicales, éloignée dans des instituts spécialisés, la fin de vie, loin d’être un aboutissement, n’est plus vécue que comme un lent compte à rebours avant l’inévitable. Au lieu de la laisser dans cette réclusion, Kaegi et Huber proposent de considérer la mort dans ce qu’elle a d’actif. Ils ont ainsi demandé à huit personnes qui, pour diverses raisons, anticipent le moment de leur mort, de définir un héritage idéal. Le résultat, ce sont huit « nachlass », huit chambres remplies d’objets inertes en apparence qui constituent un portrait idéal de ce qu’a été la vie de chacun.
Véritable tour de force « perspectiviste », les huit pièces auxquelles on accède par une grande salle d’attente ovale offrent un vaste panorama de vues sur la fin de vie. De Nadine Gros, secrétaire qui est passée à côté de sa vie, rongée par le souvenir d’une gloire juvénile, à Michael Schwery, ingénieur accro au base-jump frôlant l’accident chaque week-end et qui compte par dizaines ces camarades morts en vol, chaque cas est à la fois typique et tout à fait singulier. S’ils sont représentatifs c’est en tout cas dans leur singularité et à travers leur idiosyncrasie que les personnages se dévoilent. C’est une grande force du « théâtre documentaire » de Rimini Protokoll que de savoir nouer ainsi l’échelle générale à celle individuelle.
On découvre ainsi des témoignages bouleversants, tel celui d’Alexandre Bergerioux, graphiste de 44 ans atteint d’une maladie génétique extrêmement rare qui condamne son corps à une déchéance physique prématurée. Dans une reconstitution de sa chambre, il s’adresse aussi bien à nous, spectateur, qu’à sa fille unique dont il sait qu’il ne la verra jamais adulte. Assis sur le lit, entouré d’albums photos, on écoute ce père condamné s’adresser directement à sa fille d’un ton chaleureux et serein. Sa passion pour la pêche à la mouche lui sert à se donner une image active, pleine de vitalité, comme pour conjurer la dégradation programmée de son corps.
Remué, on sort de cet espace intime et on débarque alors dans une salle tout à fait impersonnelle où sont entassés des cartons. C’est le stock d’archives dont Gabriele von Brochowski entend se débarrasser avant son dernier grand voyage. Cette célibataire octogénaire, ex-ambassadrice de l’Union Européenne en Afrique, a dédié sa vie au bien du continent africain, avec plus ou moins de succès. Sans mari ni enfant, elle souhaite que son héritage continue la mission qu’elle s’est fixée. Aussi, pour qu’il ne soit pas englouti dans les taxes qu’elle juge disproportionnées, conçoit-elle un projet de fondation pour soutenir l’art contemporain africain. Si elle est prolixe sur son « trio gagnant », les artistes, les intellectuels, et les jeunes entrepreneurs, elle ne parle en revanche jamais d’elle. Sa personne s’efface complètement derrière son grand projet et ses collaborateurs dont elle espère qu’ils poursuivront sa tâche après sa mort.
Le professeur Richard Frackowiak, quant à lui, est un rigoureux matérialiste. Dans son « nachlass », environnement clinique à la lumière blanche, on s’assoit en cercle autour d’un grand totem immaculé. À travers des ouvertures vitrées on aperçoit alors une série de portraits du savant sous forme d’hologrammes cependant qu’il raconte brièvement sa vie et ses recherches. Il est obsédé par la senescence et, plus précisément, par la dégénérescence du cerveau. Ce dernier, une fois sa taille adulte atteinte, ce qui arrive tôt dans la jeunesse, ne cesse alors de perdre de la matière et de rétrécir. Il s’agit là d’un processus irréversible qui entraîne avec lui, inexorablement, la diminution des capacités cérébrales et, finalement, la sénilité. Le professeur est obnubilé par cet horizon tragique. On ressent, sous son langage docte, une angoisse latente que nourrit cet avenir certain. Alors, en dernier recours, et comme la science reste incapable d’apporter des solutions radicales au problème de la finitude humaine, il a déjà convenu de ce qu’il ferait lorsque ses souvenirs et son esprit viendront à lui faire défaut. Dans ce cas, il ne restera pas à végéter, non, des amis scientifiques ont accepté de l’accompagner en Suisse, seul pays où on peut en toute légalité décider du moment de sa mort.
Dernier exemple significatif, celui de Celal Tayip, vieil homme né à Istanbul et vivant depuis 54 ans à Zurich. Après tant d’années, il lui reste compliqué de parler allemand et pour son enterrement il veut que son corps soit rapatrié dans son pays natal. Dans une salle tout à la fois hospitalière et spartiate, on est invités à se déchausser pour s’asseoir sur un tapis et écouter son histoire tout en partageant des loukoums. Il décrit alors tout le rituel funéraire musulman et mime avec anticipation toutes les étapes que suivra son corps avant d’être porté en terre, jusqu’à l’aéroport et au cimetière où repose déjà tous les autres membres de sa famille. Se pose alors en toute simplicité, et sans tomber dans l’hystérie qui entoure habituellement ces questions, le problème de l’appartenance à plusieurs communautés. Communautés entre lesquelles le corps de Celal, même inerte, est le vecteur.
Les huit salles qui composent la grande symphonie de Nachlass ne tombent jamais dans le fétichisme. Si les pièces semblent seulement remplies d’objets et de vestiges matériels, ceux-ci sont animés par l’« esprit des lieux ». Les voix-off qui hantent chacune des chambres sont comme le souffle qui anime l’espace, témoignage que ce qui compte dans l’héritage ce sont moins les objets dans leur seule matérialité, que les formes de vie dont ils portent trace et l’influence qu’ils continuent d’exercer auprès des héritiers. Par-delà la séparation du vivant et de l’inerte, Nachlass propose un cosmos élargi où les deux faces de la même médaille continuent de communiquer. Où comment témoigner de la présence de l’absence de bien belle manière.
Vu au Théâtre Vidy Lausanne. Conception Stefan Kaegi / Dominic Huber (Rimini Protokoll). Video Bruno Deville. Dramaturgie Katja Hagedorn. Assistanat conception Magali Tosato. Assistanat scénographie Clio Van Aerde.