By Anne Diaktine
21.07.2019 / liberation.fr
Rien n’est plus beau qu’une grande scène vide sur laquelle, au fil de la représentation, vont venir s’ajouter quelques accessoires essentiels. Et encore, ils sont modestes : ils n’encombrent jamais l’espace. C’est encore mieux quand cet espace vide et en plein air est celui du cloître des Carmes, dont les quatre ogives, au fond du plateau, vont être comme des fenêtres qui accueillent des images d’archives, sans que jamais la vidéo ne soit superflue ou qu’elle ne vienne brouiller le regard. Sur la grande scène dépouillée, il y a tout de même une petite machine à coudre ancienne, à pédale, et deux autres écrans peu proéminents, aux extrémités. Qu’est-ce qui produit le sentiment de voyager dans un lieu précis avant que le spectacle commence, quand il n’y a quasiment rien sur scène ? Le drapeau cubain projeté sur l’un des écrans ? C’est en effet un signe qui ne trompe pas, mais peu propice à engendrer cette impression d’intimité qu’on éprouve immédiatement dans un lieu pourtant ouvert aux étoiles et à la brise.
Un carrelage à motifs en ciment, aux couleurs un peu passées, recouvre le plateau, et il suffit pour dire qu’on est chez des gens, dans un intérieur, et à Cuba, dont les maisons, sans doute, peuvent être elles aussi à colonnades. Daniel, Milagro, Christian, Diana : ce sont donc eux les protagonistes de Granma, les trombones de La Havane,quatre petits-enfants de la révolution cubaine - et dans leur vie hors scène, ils s’appellent également Daniel, Milagro, Christian et Diana. Comme toujours dans les spectacles imaginés par le collectif allemand Rimini Protokoll (celui-ci est conçu par l’un de ses membres fondateurs, Stefan Kaegi), il n’y a en apparence aucun hiatus, aucune différence entre ce que sont les protagonistes amateurs que le collectif nomme, au gré de leurs différentes créations, «les experts du quotidien», et ce qu’ils représentent ou interprètent. C’est le frottement sur une scène, devant un public, le montage du spectacle et leurs relations entre eux qui provoquent la légère distorsion où viennent s’engouffrer le rêve et la fiction, et faire trembler le réel.
Autrement dit, le théâtre documentaire de Rimini Protokoll n’est jamais tautologique, une pomme n’est pas une pomme, elle est modifiée par son contexte, par un faisceau de regards qui la corrompt ou la magnifie, par l’assiette sur laquelle elle repose, et c’est la plus jeune, Milagro, miracle de grâce et de rayonnement, qui s’avance au centre de la scène en premier, pour s’adresser à nous. «Je m’appelle Milagro, je ne suis pas chanteuse. Je ne parle pas le yoruba, cette langue est arrivée d’Afrique à Cuba. Ma grand-mère pratiquait la religion yoruba, mais elle voulait que je ne le dise à personne. La grand-mère de ma grand-mère est née esclave en Jamaïque.»
On pourrait continuer longtemps à citer cette présentation, tant sa simplicité apparente fascine, peut-être parce qu’elle rappelle Georges Perec dans sa quête, calme et impossible, d’épuisement des indices susceptibles d’attraper le passé et de rendre compte de qui on est. En quelques mots, et en se définissant négativement, Milagro fait advenir la personne qui compte le plus pour elle : sa grand-mère, qui s’est battue contre la dictature de Batista, qui l’a élevée, avec laquelle elle vit, encore aujourd’hui, dans une maison en ruines et qui l’a poussée à entreprendre des études : «Fais des études, car tu es noire.»Milagro s’adresse au public : «Qui parmi vous vit avec sa grand-mère ?»Régulièrement, les acteurs questionnent ainsi les spectateurs et leur demandent, littéralement, de leur renvoyer une balle en chaussettes, qu’ils rattrapent avec une batte artisanale faite d’une bouteille d’eau. La balle disparaît alors sans blesser personne dans un bruit fracassant et effrayant. Ce n’est pas une coquetterie, mais un souvenir des années 90, quand soudainement, avec l’effondrement du mur de Berlin et la dislocation de l’URSS, les Cubains se sont mis à manquer de tout, et les enfants à jouer au base-ball avec des boules de chaussettes - période de pénurie extrême qui sera montrée dans la pièce. La beauté du spectacle réside en ce que l’histoire de Cuba est aperçue à travers mille détails subjectifs, qui montrent tout autant la vie aujourd’hui dans l’île que les trouées de la mémoire, et comment des histoires subjectives se transmettent et sautent une génération, comme, est-il dit dans le spectacle, les maladies. Il y a Daniel, petit-fils du «ministre de la désappropriation» des bourgeois pendant la révolution castriste. Christian, dont le grand-père s’est battu pour une cause qu’il juge aujourd’hui ridicule. Tous existent à part égale et sont reliés, entre autres, par l’apprentissage du trombone, instrument à vent qu’on n’associe pas spontanément à Cuba. La quatrième protagoniste est en effet Diana, musicienne comme son grand-père, un célèbre chanteur cubain. C’est elle qui enseigne aux trois autres cette musique qui ponctue les scènes.
Qu’est-ce qui fait, cependant, que la construction de Stéphane Kaegi échappe radicalement au témoignage ou au journalisme, alors que les informations données pourraient l’être dans un reportage ? Milagro, notamment, explique que lorsqu’elle sera enseignante, elle touchera l’équivalent de 16 dollars par mois (un peu plus de 14 euros), la somme qu’elle gagnerait «en deux heures en tant que guide touristique»mais qu’elle ne veut pas balader des touristes, elle veut enseigner aux ouvriers et enfants d’ouvriers et rendre à l’école gratuite ce qu’elle lui a donné. Comment la parole acquiert-t-elle une valeur dramatique ? Il y a la construction, la manière dont les protagonistes choisissent de conserver ce qu’ils disent et sont finalement coauteurs de leur propre texte. Mais aussi les petits objets sur la grande scène, comme ce climatiseur bricolé - un petit ventilateur entre deux bouteilles remplies de glaçons. Et surtout la machine à coudre avec laquelle Milagro, l’historienne, coud au sens propre les années dans un bruit répétitif.
C’est un spectacle sur la façon dont l’histoire et les luttes des aïeux se déposent en se complexifiant. Lesquels grands-parents surgissent de temps à autre, bien vivants, sur les écrans du bord de la scène, pour converser avec leurs petits-enfants. L’illusion fonctionne : ils sont venus, à distance, dialoguer avec leurs petits-enfants. Splendeur de cette mémoire jamais lourde qui se matérialise par des feuilles qui volent dans la nuit d’Avignon et se déposent sur les spectateurs. Pour une fois, aucune leçon toute faite n’est à retenir de la pièce foisonnante - et pourtant dépourvue d’effets ou d’esbroufe - conçue par le collectif allemand et que l’on pourra voir en décembre au Théâtre de la Commune, à Aubervilliers.