By Fabienne Darge
08.02.2018 / Le Monde
Attachez vos ceintures. Vous allez faire un trajet de six mille kilomètres, de Goma, au Congo, à Lausanne, en Suisse, en à peine deux heures. Le moyen de transport utilisé pour cet exploit est un peu particulier, puisqu’il s’agit… du théâtre. C’est encore un coup du collectif Rimini Protokoll et du metteur en scène suisse Stefan Kaegi, qui, depuis une quinzaine d’années, inventent une nouvelle forme de théâtre documentaire, ludique et immersif.
Ce grand jeune homme dégingandé de 44 ans a notamment créé un dispositif totalement nouveau : le théâtre en camion, qui embarque une cinquantaine de spectateurs pour d’étranges voyages mêlant la réalité et la fiction. On l’avait découvert au Festival d’Avignon en 2006, avec Cargo Sofia- Avignon, où Kaegi emmenait sur les traces de deux chauffeurs routiers bulgares et d’une cité des papes bien éloignée de celle des festivaliers.
Depuis, le camion, un semi-remorque blanc qui, dans une autre vie, servait au transport de viande, a taillé la route dans le monde entier, jusqu’au Japon. Le principe est toujours le même : embarquer les spectateurs pour un double voyage, l’un réel et bien concret, en général dans la périphérie de la ville où la « représentation » a lieu, et l’autre, fictif, qui serait celui effectué par les deux – vrais – chauffeurs routiers qui, à chaque fois, sont les personnages de ces Cargos.
Une étonnante cartographie
Les histoires sont donc singulières, d’une ville à l’autre où le camion de Stefan Kaegi part en exploration, mais elles dessinent, avec les années, une étonnante cartographie de notre monde mondialisé, sous le prisme extrêmement révélateur du transport des hommes et des marchandises.
A Lausanne, où le camion va vadrouiller jusqu’à fin mars, Stefan Kaegi a choisi de la faire tourner autour des figures de deux chauffeurs aux parcours bien différents : Roger Sisonga, la trentaine, d’origine congolaise, employé par une société de fret, et Denis Ischer, la soixantaine, Suisse bon teint et propriétaire de son entreprise.
Ainsi se tissent les « spectacles » de Stefan Kaegi, qui imagine vous faire vivre le trajet de Goma à Lausanne, en passant par les vertes collines du Rwanda, les villages de pêcheurs de Tanzanie, le port de Dar-es-Salaam, la traversée maritime jusqu’à Anvers et l’arrivée en Suisse. Tout en vous en faisant vivre un autre : une fascinante pérégrination, qui devient quasiment hypnotique au bout d’un moment, dans un monde d’autoroutes, d’échangeurs routiers, de rocades, de garages, de parkings, de plate-formes et d’entrepôts géants.
Concrètement, une fois installés sur les gradins, vous vous retrouvez face à la grande baie vitrée qui est aménagée sur un des flancs du camion. Et cette baie vitrée est à la fois une fenêtre sur le monde, qui cadre une réalité que Stefan Kaegi a soigneusement choisie, et un écran de projection, qui vous projette dans une réalité parallèle, celle des pays traversés.
Au fil des deux heures de trajet, c’est cet aller-retour permanent entre ce que vous avez « en vrai » devant les yeux et ce que vous voyez sur les images filmées, qui produit une expérience bien particulière, comme un concentré de ce que sont devenues nos vies d’aujourd’hui, nomades, hors sol, ubiquistes, et dans lesquelles l’image est désormais une part intégrante de la réalité.
Deux vies aux antipodes
Mais ce qui donne toute sa dimension humaine au projet, c’est la présence des deux camionneurs, qui se relaient au volant pour faire le trajet, et parlent de leur vie, depuis leur cabine sonorisée. Deux vies aux antipodes qui, dans leur rencontre – les deux hommes ont visiblement développé une belle amitié –, leur frottement, racontent aussi beaucoup sur notre aujourd’hui, et sur le rapport entre l’Afrique et la vieille Europe.
Celle de Roger Sisonga est la plus chaotique, lui qui s’est retrouvé enrôlé dans la guerre au Rwanda à l’âge de 13 ans, avant de pouvoir émigrer, et de se retrouver en Suisse, un jour de neige. Celle de Denis Ischer est représentative de l’existence de la classe moyenne européenne de l’après-guerre, préservée des conflits et de la violence, et baignant dans la prospérité.
Mais tout cela n’est jamais appuyé lourdement. Stefan Kaegi s’approche de ces vies avec délicatesse, sans jamais juger ou tomber dans le pathos. Sa démarche est décidément cartographique, ce qui n’exclut pas la poésie, au contraire. A l’image de son camion, cheminant au milieu des blocs de HLM comme quand on rêve, le soir, à ces existences mystérieuses que mènent les êtres dont on voit les fenêtres éclairées dans le ciel nocturne.