By Anne Diatkine
29.06.2017 / Liberation
Comme à Paris, Melbourne ou Montréal, le collectif Rimini Protokoll réunit cent habitants représentatifs de la ville pour un portrait sociologique incarné. Visite aux répétitions.
La performance ne devait avoir lieu qu’une seule fois, à Berlin, pour fêter le centenaire d’un théâtre en 2008. Aujourd’hui, à force de faire le tour du monde, elle va finir par dessiner une cartographie en actes de toutes les métropoles de la planète. Elle s’ordonne autour d’un principe simple, évident, stimulant, inventé par le collectif berlinois Rimini Protokoll, qui permet de cerner au plus près le souffle d’une ville, à travers cent personnes choisies pas du tout au hasard - et surtout pas par le biais d’une petite annonce. Après Berlin, Melbourne, Londres, Penang (en Malaisie), Brisbane, Montréal, Bruxelles et tant d’autres, voici donc 100% Marseille, donné trois soirs durant au Théâtre de la Criée dans le cadre du festival de Marseille. Mode d’emploi et impressions glanées lors des répétitions.
Etre beau ne sert à rien
Soit un échantillon de cent habitants sur scène, au plus près de la réalité statistique de la ville. Par exemple, si 14% d’enfants de moins de 10 ans habitent Marseille, il y a quatorze enfants sur scène. Si 5% des habitants vivent en colocation, ils sont cinq à être représentés sur le plateau.
Les cent Marseillais ont été idéalement choisis selon une logique de réaction en chaîne. Le premier a coopté le second, qui a trouvé le troisième, et ainsi de suite jusqu’au centième, sachant que plus la chaîne arrive à son terme, plus les critères de sélection deviennent nombreux et restrictifs, et obligent chaque nouveau participant à se transporter aux antipodes de son cercle amical. Claire Oberlin, responsable des projets participatifs du festival de Marseille, explique: «Une fois qu’il accepte d’y être, chaque participant n’a qu’un seul jour pour donner le nom du suivant. Cela peut être complexe de dénicher, en une poignée d’heures, un homme né en Asie, de tel âge, habitant tel quartier, et ayant tel type de revenus.» Encore plus difficiles à motiver, «les personnes très âgées. Or, je suis obligée d’être tenace, car ce qui va émerger repose largement sur la justesse du casting». Une distribution pour une fois absolument pas élitiste : être à l’aise sur le plateau ou être beau ne sert à rien. En effet, en visionnant le 100% Paris, on s’aperçoit que la performance rate le coche, car parmi les cent Parisiens recrutés, beaucoup se ressemblent furieusement. On serait ainsi tous précaires, aspirant artistes, comédiens en herbe, pas racistes, et fatalement de gauche. Et à l’aise ! Ce qui en dit beaucoup sur la solidité des murs invisibles, mais moins sur la diversité de ceux qui peuplent la ville.
Quatre jours de répétitions, c’est très peu
Les cent ne se sont encore jamais rassemblés. Dans cinq jours, ils seront pourtant à même de présenter quelque chose qui se tient. Des enfants courent partout sur le plateau, recouvert en son centre d’une piste verte. C’est Stefan Kaegi de Rimini Protokoll qui s’y colle pour les convaincre de ne pas jouer avec le pied de micro, en dépit de sa terrible attraction. Quatre jours de répétitions, c’est très peu pour construire un groupe et un spectacle, mais il y a une trame, similaire dans chaque ville. De même, la scénographie évolue peu selon les lieux. Une piste d’une agréable couleur verte au sol, donc, projetée sur un écran, et d’une efficacité graphique indéniable, notamment lorsque les cent Marseillais s’immobilisent en fixant les spectateurs ou tombent au sol, parce qu’ils n’en peuvent plus de faire des pompes - qu’on se rassure, seuls les volontaires s’adonnent à cette torture, ce qui donne aussi aux spectateurs une idée du nombre des partisans de cet exercice, son genre, son âge.
De même, lorsque les cent Marseillais sont invités à danser la musette, le hip-hop ou le pop-rock, on se surprend à être très intéressé par le remplissage ou la désertion soudain de la piste couleur costume de Babar. Dans un premier temps, la personne numéro 1 se présente. Dans chaque ville, elle est recrutée quelques mois à l’avance en sa qualité d’expert. C’est elle qui va aider à fournir toutes les informations qui échappent aux statistiques - «très insuffisantes», note Claire Oberlin. L’absence de statistiques religieuses par exemple interdit de savoir le nombre de personnes qui célèbrent le ramadan.
Chaque participant se présente ensuite en quatre secondes à travers un objet choisi. L’imprévu est la tension créée par les présentations ininterrompues. Ce qui maintient en haleine ? Ce flot, où des personnes qui n’ont rien pour s’entendre disent en trois mots en quoi elles sont uniques. Puis viennent les questions, plus ou moins évidentes, plus ou moins indiscrètes, qui scandent la représentation. Qui est donc ce jeune homme d’origine marocaine au tee-shirt blanc qui par deux fois lève la main quand on demande : «Qui d’entre vous pense qu’à Marseille, il est parfois légitime d’être raciste ?» Est-ce son propre racisme qui lui paraît justifiable, ou celui qu’il subit ? Réponse ce week-end. Les notes de Claire Oberlin nous informent déjà que le jeune homme habite une cité en déshérence à côté de l’autoroute, qu’il est très investi dans la vie associative et que grâce à son obstination, il a réussi à faire construire un mur anti-bruit et à cultiver des jardins potagers pour les habitants des tours.
Un secret de famille
Est-ce grâce à l’absence d’acteurs professionnels sur scène et à l’aspect égalitaire du projet ? On est en tout cas étonné de ne constater aucun cabotinage parmi les cent Marseillais. Aucun ne cherche à profiter de l’estrade pour une mise en lumière personnelle - «Ça, c’était les Parisiens, se souvient Stefan Kaegi. Une fois qu’ils avaient la parole, ils n’arrivaient pas à la lâcher.» Tous suivent à la lettre les consignes, comme le remarque Marcel, 70 ans, représentant «des Français d’Algérie», attablé à la cafétéria du théâtre. Pourquoi a-t-il accepté de faire partie de ce portrait ? «Parce que je veux montrer que Marseille, ce n’est pas que de la délinquance et du chômage.» Il est venu avec la photographie de son père militaire prise à Oran en 1929. Une image qui dévoile un secret de famille découvert il y a peu. Ce qu’il refuse : «Etre assimilé à l’extrême droite.» Il ne sait pas encore s’il aura l’occasion de le dire. Certaines questions entraînent de la «honte» dira Freddy. «J’ai levé la main quand on nous a demandé si on avait déjà été SDF. Et je me suis aperçu qu’on était deux.» La performance n’a rien d’une tribune. C’est grâce à des actes scéniques que les spectateurs observent l’incarnation de chiffres selon les mouvements des corps.
«Qui aimerait changer de conjoint ?»
Stefan Kaegi, qui revient tout juste d’un 100% Montréal, découvre à Marseille que la France est un pays bien moins multiculturel que les Français ne l’imaginent. «A Montréal, il y avait beaucoup plus de langues et d’étrangers et nous avions besoin d’un traducteur. A Marseille, tout le monde parle français, et l’arabe est une langue seconde pour une vingtaine de participants.» Le collectif pose toujours des questions spécifiques à chaque ville visitée, mais remarque que ce sont surtout les réponses qui diffèrent. Aucun problème à Marseille pour dire à main levée la consommation de cannabis, contrairement à la Malaisie où la même question a été posée dans la pénombre - il faut dire que le pays fait planer une menace de peine de mort sur l’usage et le trafic de stupéfiants. Stefan Kaegi se souvient de sa surprise quand, en Corée du Sud, toutes les mains se sont levées à la question «Qui aimerait changer de conjoint ?» : «J’ai appris ensuite que le divorce pouvait provoquer des licenciements.» Le spectacle a été invité en Chine, «car les autorités ont grand intérêt à mettre en avant la diversité ethnique du pays». Mais ces mêmes autorités se sont rétractées devant l’impossibilité de sélectionner elles-mêmes les participants. Un problème similaire se posera peut-être très prochainement à Saint-Pétersbourg.
N’y a-t-il pas un risque de répétitions et de formatage, à tourner autant ? «Non, c’est un spectacle qui rend fou, si bien qu’on ne le fait pas tout le temps. Mais, par l’incroyable chance qu’il donne de saisir de l’intérieur une ville, il est addictif.» Dimanche dernier, personne ne savait encore si ce 100% Marseille serait fidèle à ce qu’est la ville. Claire Oberlin regrettait cependant de ne pas avoir réussi à convaincre «Jean-Noël, un SDF depuis près de vingt ans, agrégé de lettres classiques, logeant sur le bitume en bas de chez moi», ainsi que des sans-papiers. Elle se console en ayant notifié leur absence sur le plateau et dans le livret publié, propre à chaque ville. Les regrets de Claire et chacune des performances questionnent peut-être le plus important : la quête impossible de faire battre le cœur d’une ville dans des chiffres, aussi ludiques et nombreux soient-ils.