Von LAURENT PEREZ
19.08.2021 / https://www.artpress.com
À ne pas manquer au CCCB de Barcelone, l’exposition du collectif Rimini Protokoll tient de l’installation dont vous seriez l’un des héros, armé ou non d’une tablette. Elle est aussi, et surtout, une réflexion en profondeur sur le monde urbain et sa mécanique.
Il y a d’abord la voix d’un urbaniste rappelant que, si une majorité des citadins occidentaux rêvent de vivre à la campagne, l’habitat urbain est moins vorace en énergie et en eau que le bâti isolé du monde rural, et donc préférable dans le contexte de la crise climatique. Cet urbaniste, c’est moi – qui ai choisi, un peu au hasard, l’option “avec tablette” pour visiter l’exposition Urban Nature du collectif allemand Rimini Protokoll, actuellement présentée au CCCB, à Barcelone, avant la Kunsthalle de Mannheim de juillet à octobre 2022, en collaboration avec le Nationaltheater Mannheim (NTM). Avec ou sans tablette, le dispositif – qui renvoie les Brett Bailey ou les Khrjanovski à une lointaine préhistoire du théâtre, de la performance et de l’installation immersive – développe, qui plus est, un propos indubitablement pertinent sur le monde (urbain) qui nous entoure.
Suivant les indications de la tablette, le visiteur traverse une douzaine d’espaces – un dortoir dans un foyer pour demandeurs d’asile, un bar de nuit, un cabinet de conseil en investissement, un court de tennis, une station de métro, un intérieur petit-bourgeois… –, accompagné de textes extraits d’entretiens ethnographiques menés par les auteurs avec différents protagonistes de la vie urbaine : une jeune passante, une décoratrice d’intérieur reconvertie dans la production et la vente de cannabis, un gardien de prison. Tous ces décors sont simultanément animés par les autres visiteurs qui circulent comme lui, certains armés de tablettes, les autres non. Quelquefois, il est invité à effectuer des gestes, à donner des indications, à déplacer des objets, qui contribuent tous au fonctionnement de la mécanique de l’installation. Au fur et à mesure de son avancée, il est conduit à adopter les rôles de ceux qui, une minute ou une demi-heure auparavant, les ont joués face à lui – et dont il découvre alors les motivations internes.
La complexité admirable du dispositif répond à un constat : celui de la ségrégation sociale qui divise les villes en bulles irréductiblement opaques les unes aux autres, en ghettos de riches, de pauvres, de classes moyennes travailleuses ou de créatifs branchés ; et à une ambition : les faire éclater. Nourri par la métaphore constante de la porte, du seuil, du passage, Urban Nature s’agence comme un jeu de rôles destiné à permettre aux visiteurs d’adopter des points de vue variés, d’incarner des raisons d’agir auxquelles leur expérience serait autrement restée imperméable. Le tableau final – un panoramique où, au terme de leur parcours, les visiteurs peuvent balayer du regard, aussi longtemps qu’ils le désirent, l’ensemble des lieux qu’ils viennent de parcourir et des expériences qu’ils viennent de traverser – exprime cette confiance, absolument moderne, en la ville comme lieu de la rencontre fortuite et donc, aussi, de la démocratie.
Un certain temps est nécessaire, au sortir de la visite, pour cesser de regarder les autres passants – et donc aussi soi-même – comme les éléments d’une vaste mécanique sociale, à l’intérieur de laquelle la notion de subjectivité devient quelque peu illusoire. Cette conception (pensons, par exemple, aux premières pages de l’Homme sans qualités) est, elle aussi, définitoire de la modernité – et un rappel bienvenu au temps du changement climatique, du capitalisme global et des réseaux sociaux.