Von Fabienne Pascaud
04.11.2018 / Télérama.fr
Pour nourrir leur pièce, les deux membres du collectif suisse Rimini Protokoll ont parcouru les maisons de retraite afin de recueillir des témoignages. Bouleversant.
Le bon, le grand théâtre transgresse les frontières. Se fait passage. Conduit du réel à l’irréel, de la présence à l’absence, de la mort à la vie. Ou l’inverse… Ainsi vit-on intensément cette troublante, voire hallucinante, expérience avec Nachlass, pièces sans personnes du collectif suisse Rimini Protokoll, rompu au théâtre dit « documentaire ». Deux de ses apôtres — Stefan Kaegi et Dominic Huber —, qui aiment à explorer nos réalités quotidiennes publiques ou privées, s’attaquent ici à la mort. De tout un chacun. Nos sociétés jeunistes, éperdues de performances, cherchent à en effacer les traces ? Deux ans durant, ils ont parcouru centres de soins palliatifs et maisons de retraite, ont interrogé neurologues, notaires, religieux pour en traquer les derniers signes.
Et nous donner à voir et entendre, tels d’ordinaires mais héroïques personnages, ceux qui osent affronter leur disparition prochaine — qu’elle soit due au cancer, au suicide, à la vieillesse ou à une pratique extrême —, ceux qui osent en témoigner. Ceux qui l’ont apprivoisée. Kaegi et Huber ont discuté longuement avec ces morts en sursis de ce qu’ils voudraient laisser à leurs pro ches. Après. Et à partir de ces con fidences assumées, ils ont imaginé une bouleversante mais piquante, curieuse, presque joyeuse installation en huit espaces. Huit chambres où autant de défunts en puissance laissent en héritage des mots et des ima ges.
Un père en phase terminale envoie à sa fille une vidéo où il pêche ; une riche bourgeoise explique quoi faire de sa fortune ; un couple très âgé regrette de ne pas avoir été plus vigilant sous le nazisme… Sept à huit spectateurs entrent à tour de rôle quelques minutes dans chaque pièce, installée selon les goûts du futur absent qui parle à haute voix, en off. Toutes les pièces débouchent sur un hall à la lumière tamisée, et où le public attend, un peu ému et chamboulé, de pouvoir entrer dans celle des chambres qui va bientôt se libérer… Mobilier des années 1930 ou 1950, simple tapis de prière ou cartons pleins de souvenirs de voyages… les visites ne sont jamais tristes. Plutôt apaisantes et apaisées. Car ces huit témoins-là regardent en face leur destin et le partagent simplement. Leur courage soudain se communique. Terrible et magnifique. Le théâtre documentaire, apparemment prosaïque et matérialiste, s’est fait métaphysique.