Von Natacha Rossel
09.06.2020 / https://www.24heures.ch
Une voix suave, mélodieuse, guide nos pas hésitants. Les mots d’Yvette Théraulaz nous envoûtent, et nous voilà au centre du vaste plateau de la salle Charles-Apothéloz, baigné d’un halo de lumière. Frissons. Depuis plus d’une heure, nous croisons, furtivement, les fantômes qui hantent le Théâtre Vidy. Ses techniciens, artisans, comédiens, travailleurs de l’ombre ou habitués des lieux content leurs souvenirs, confient leurs états d’âme pré et post-Covid dans un spectacle déambulatoire imaginé par Stefan Kaegi. Maître du théâtre immersif, le metteur en scène soleurois nous entraîne, jusqu’au 10 juillet, dans sa «Boîte noire» fabriquée en plein confinement. Un à un, nous arpentons l’atelier électrique, la régie, le local d’accessoires, le repaire des costumières et le dessous de scène. Un casque audio vissé aux oreilles, nous écoutons l’histoire secrète de Vidy. Ou plutôt ses histoires.
Immergé dans le théâtre désert, Stefan Kaegi a exploré ses vestiges, suivi les traces de passage de ces hommes et ces femmes qui ont semé des bribes d’eux-mêmes, laissé leurs empreintes au fil des ans. Ici, des cartes postales punaisées; là, quelques mots griffonnés sur un mur. Il raconte: «Je me suis promené dans les gradins, sur les scènes, et j’ai ressenti une belle mélancolie de l’absence. J’ai donc invité des personnes pour qui le théâtre est important à échanger entre elles, dans des espaces qu’elles partagent avec le public à travers des casques, grâce au dispositif binaural.» Pas à pas, chaque spectateur remplit son album, mémoire d’un théâtre qu’il ne reverra plus. Sous sa forme actuelle, du moins: pendant deux ans, Vidy subira une mue en profondeur (lire encadré). L’émotion est donc double. Le bonheur de revivre l’expérience théâtrale après trois mois de fermeture forcée s’entrelace à la nostalgie, au moment de dire «au revoir» à ces lieux qui réapparaîtront métamorphosés.
Garnie de belles histoires (chut, on vous laisse les découvrir!), cette «Boîte noire» brille par son inventivité, son savoir-faire et sa précision horlogère. «Ce qui m’a amusé, sourit Stefan Kaegi, c’est de mettre en marche la machinerie théâtrale, les lumières, les cintres, etc.» Guidé par la voix de la comédienne Lola Giouse, improvisée archiviste le temps de la balade, le spectateur déambule en solo dans les entrailles du théâtre mais n’est jamais seul. Il sent la présence des fantômes. Grâce au dispositif binaural (consistant à enregistrer puis écouter un environnement sonore dans un espace tridimensionnel), les sons et les voix sont plus vrais que nature. On se retourne, soudain, persuadé que quelqu’un se tient derrière nous. On croit l’apercevoir, ce technicien dont les pas font craquer les planches. Une lumière s’allume, mais… personne.
Malicieux, émouvants, complices, les hôtes de ce théâtre fantôme convoquent tous nos sens: on balaie du regard leurs repaires, on effleure les objets de leurs cavernes d’Ali Baba, on écoute leurs récits et les bruits de leur théâtre, on hume l’odeur fétide du sous-sol («Qu’est-ce que ça pue!» résume l’agent d’entretien) et… on déguste un verre de vin à leur santé.
Paradoxe ou magie du théâtre: malgré les règles de distanciation (celles de la pandémie, Brecht n’y est pour rien!), une myriade d’hommes et de femmes peuple ce théâtre fantasmagorique. On y croise même, en fin de parcours, le spectateur qui nous précède et celui qui nous suit. Calé sur un fauteuil rouge de la salle Apothéloz, on l’observe, entrant à son tour sur le plateau, d’un pas hésitant. Un moment suspendu. Puis la voix de Lola Giouse nous guide vers la sortie. On jette un dernier regard vers la salle, où Stefan Kaegi aurait dû dévoiler sa «Société en chantier» en mars dernier, puis on referme les doubles portes. Lentement, le temps d’imprimer, mentalement, notre album de souvenirs.