Von Julie de Faramond
01.11.2011 / Usages du « document », Études théâtrales. 50/2011
La présence et la circulation d’une représentation n’indiquent jamais ce qu’elle est pour ses utilisateurs. Il faut encore analyser sa manipulation par les pratiquants qui n’en sont pas les fabricateurs. Alors seulement on peut apprécier l’écart ou la similitude entre la production de l’image et la production secondaire qui se cache dans les procès de son utilisation.
Michel de Certeau, L’Invention du quotidien.
Lors du festival d’Avignon de juillet 2006, deux spectacles conçus par Stephan Kaegi, représentant du collectif Rimini Protokoll, ont conduit un public déconcerté mais enthousiaste, à renouer avec une tradition théâtrale didactique et ludique qui trouve son origine dans le théâtre politique des années 1920. Privilégiant la démonstration par l’absurde, Mnemopark et Cargo Sofia – Avignon (au titre déclinable au gré des différentes villes dans lesquelles le spectacle a tourné) mettent en évidence, par la cocasserie des situations décrites et du dispositif scénique qui les fait surgir, les contradictions du capitalisme et de ses conséquences désastreuses pour des individus de part et d’autre de la planète.
Ces spectacles s’inscrivent dans une dynamique propre à Rimini Protokoll dont le rythme de création de spectacles musicaux, théâtraux et autres performances, est haletant. Trois metteurs en scène, Helgard Haug (dont il faut peut-être préciser pour les lecteurs non habitués aux prénoms germaniques qu’elle est une femme), Stefan Kaegi et Daniel Wetzel ont fondé ce collectif en 2000 et sont basés à Berlin depuis 2004. Ils ont soin de préciser que la spécificité de leur travail est de chercher des « experts » qui vont leur expliquer selon différentes perspectives tous les aspects plus ou moins visibles de l’objet qu’ils ont choisi d’explorer. Cette étape constitue, selon les metteurs en scène, les deux tiers du travail de préparation du spectacle. La mise en scène de Stefan Kaegi consiste ensuite – et c’est en cela qu’il se distingue, selon Romain Jobez et Christina Schmidt , des deux autres metteurs en scène du collectif - à trouver un dispositif propre à frapper l’imagination du spectateur afin de lui donner le sentiment que si le spectacle qu’on lui montre est étrange, il reflète néanmoins une part de la réalité qui lui demeurait jusqu’alors inconnue.
Prenons Mnemopark où un paysage suisse avec ses les vallées riantes et les alpages verdoyants est reconstitué sur le plateau. Ce qui intéresse ici Stefan Kaegi c’est l’autosuffisance alimentaire que la Suisse s’attache à préserver. Il considère le paysage à la fois comme un objet imaginaire (la Suisse de Heidi) et comme partie intégrante d’un système économique mondial. Il pourrait demander à ses experts d’exposer tout cela doctement, face à un projecteur et des transparents. Il n’en fait rien, et pas simplement parce qu’on est au théâtre et non dans une salle de conférence. Car ce qui l’intéresse, ce n’est pas seulement la réalité, telle que les scientifiques la décrivent, mais telle que notre imagination la perçoit. C’est ici que Kaegi se démarque de la tradition moderniste, des expérimentations de Piscator qui avait fondé ce théâtre dit « documentaire ».
Les avatars du théâtre documentaire
La tradition théorique, initiée par Brecht et Piscator, prend la réalité comme connaissable scientifiquement, tout en avançant que la perception, que chacun en a, est tronquée parce que relative à une position sur le champ social qui se partage entre exploiteurs et exploités. Cette conception s’est trouvé bouleversée par l’émergence politique des minorités qui a fait éclater cette dichotomie et a conduit à un glissement de la notion d’exploités à celle d’opprimés, comme le montre la persistance de la formule forgée par Augusto Boal, qui s’est fait connaître par son très emblématique « Théâtre de l’Opprimé ». La notion d’oppression a ensuite été déclinée au gré des revendications des minorités (les descendants des peuples colonisés, minorités aujourd’hui dites « visibles » et les minorités sexuelles) pour leur droits. Les formes avant-gardistes, nées dans années 1920, ont resurgi périodiquement, s’acclimatant à ces nouveaux rapports sociaux et les metteurs en scène, chorégraphes, prenant exemple sur les plasticiens/performers, ont valorisé la perception subjective de la réalité. Cette valorisation n’est pas toujours synonyme d’individualisme forcené, mais constitue aussi un moyen de s’interroger, par la négative, sur la possibilité pour les formes artistiques, de rendre compte d’expériences collectives.
C’est donc, à l’origine, une branche de l’école moderniste qui, s’associant aux mouvements révolutionnaires, avait élaboré des moyens formels de s’adresser au plus grand nombre. Les continuateurs de cette tradition élaborèrent par la suite des œuvres questionnant la possibilité de voir se réaliser le projet révolutionnaire (Mauser de Heiner Müller) ou hantés par le souvenir des tragédies collectives (L’Instruction de Peter Weiss). Parallèlement, au-delà de la tradition marxiste, les artistes qui se revendiquent après la guerre des avant-gardes qui avaient cours deux décennies auparavant, mettent en doute l’efficience politique de ces formes et du projet idéologique qui leur était associé. Ainsi, sous l’égide de plasticiens iconoclastes, musiciens et performers (comme ceux réunis sous la bannière de Fluxus) dont la pratique relevait plutôt de la tradition initiée par Dada et Duchamp que de celle de George Grosz et John Heartfield, cet infléchissement du modernisme au dit « post-modernisme » eu lieu dès les années 50 aux Etats-Unis, puis en Allemagne de l’Ouest, avant de se diffuser dans les années 70 et 80 dans le reste du monde occidental et même au-delà. Le discours sur la politique et la société tenus par les artistes « post-modernistes », issu de ce clivage hérité de la guerre froide, tend invariablement à valoriser l’expérience individuelle par rapport à l’expérience collective, la quête de la compréhension de sa propre intériorité sur celle du fonctionnement du système de production, d’échange et d’exploitation des ressources et des individus .
Aujourd’hui, une nouvelle génération d’auteurs et de metteurs en scène de théâtre semble vouloir concilier ces deux traditions antagonistes et cherche à renouer avec l’engagement idéologique (dans une position plus défensive qu’offensive, on le verra) tout en puisant dans le répertoire ludique, provocateur, voire iconoclaste, des actionistes viennois et autres néo-Dada. Un des plus provocateurs est sans doute Rodrigo Garcia qui demande à ses acteurs des actions extrêmes, propres à marquer durablement la mémoire des spectateurs et idéalement les faire réfléchir à la violence qui s’exerce dans le monde. Autre option : les réalisations relevant moins du tragique que du didactico-ludisme, comme celles de Rimini Protokoll et, en particulier celles de Stefan Kaegi.
La réalité et sa représentation
Ainsi, une fois le travail de documentation effectué, une fois les « experts » rencontrés et, si possible, volontaires pour intégrer le dispositif du spectacle (en tant que voix, qu’image projetée, et même, si possible, en chair et en os), Stefan Kaegi s’est attaché à constituer un dispositif propre à frapper l’imagination. Pour exhiber au spectateur de Mnemopark la Suisse avec ses montagnes, ses vaches et ses pâturages, il a trouvé un moyen d’une efficacité scénique redoutable. Il a convaincu des modélistes amateurs d’apporter sur le plateau l’œuvre de leur vie, à savoir la reconstitution minutieuse de leur chalet au milieu de leur village avec ses arbres et ses cours d’eau. Ces œuvres rassemblées constituent une gigantesque maquette sur laquelle circule un train miniature transforme le plateau en un paysage idéal, « une vision mythologique » de la Suisse. Cette vision mythologique est relayée par le discours des modélistes qui, présents sur scène, racontent le travail sidérant qui leur a été nécessaire pour construire leur maquette et, en filigrane, dessinent le rapport intensément nostalgique qui les lie à ce paysage à la fois réel et fantasmé.
Puisqu’il s’agit pour Stefan Kaegi d’exposer le fait que la Suisse dispose d’une agriculture subventionnée à une échelle qui dépasse toutes les autres nations et que ce n’est pas tant l’agriculture qu’on subventionne que la préservation d’une Suisse mythique, faite de paysages alpins, de pâturages et de rudes montagnards, quoi de plus propre à nous faire comprendre ce processus que de faire intervenir ceux-là mêmes qui l’expriment à travers leur hobby ? Stefan Kaegi les considère sans aucun complexe de supériorité. Au contraire, leur œuvre force l’admiration : comment ne pas être impressionné par la prodigieuse sensation de réalité qui nous prend à la vue de ce paysage reconstitué ? Nous savons bien qu’il est factice et pourtant il paraît plus vrai que nature. Ce phénomène est mis en évidence par l’usage de la caméra qui filme le paysage miniature depuis le petit train et dont les images défilent sur un écran. Si l’on n’avait pas sous nos yeux la maquette que la caméra parcoure, l’on prendrait ces images pour celles d’un paysage bien réel. Dialectique de vrai et de faux qui n’est pas gratuite puisqu’elle donne à comprendre des choix politiques nationaux qui ont des conséquences à l’échelle de la planète. Car ce qui intéresse Kaegi dans Mnemopark, ce n’est pas la Suisse pour elle-même mais la relation symptomatique que l’ensemble du monde développé entretient avec son agriculture, ses implications en matière de relation internationale et de l’inégalité des échanges entre le Nord et le Sud. Autant d’objets d’étude chers à Stefan Kaegi, qui sont traités, sur un tout autre registre, dans Cargo Sofia et dans Heuschrecken.
Si, dans Mnemopark, le mouvement circulaire du petit train évoquait un parcours d’agrément dans un espace voué au plaisir de la contemplation esthétique, le voyage qu’ont entrepris les spectateurs de Cargo Sofia, renvoie tout au contraire à un parcours utilitaire, suivi par les marchandises et par ceux qui les convoient. Le dispositif consiste en un camion conduit par deux routiers bulgares, dans lequel montent les spectateurs qui sont alors assis à l’arrière, à l’endroit où sont normalement déposées les marchandises et transportés dans des zones périurbaines qui évoquent le trajet effectué habituellement par ce type de camion. Une paroi vitrée permet aux spectateurs d’admirer le paysage quand elle n’est pas recouverte d’un écran où sont projetées des séquences filmées aux postes frontière et sur les lieux de transit, intégrant des interviews qui éclairent la manière dont les marchandises sont transportées de leur lieu de production à celui de leur consommation.
C’est aussi de flux dont il est question dans Heuschrecken, dont le dispositif représente le Sahel, territoire traversé périodiquement par des essaims de sauterelles. Un vivarium rectangulaire occupe la quasi totalité du plateau, habité par une population d’environ 10 000 de ces insectes, observables par les spectateurs disposés de part et d’autre, dans un dispositif bi-frontal. Ici, pas de déplacement hormis les rares mouvements opérés par les sauterelles et les quelques intrusions des experts dans le vivarium. Contrairement à ce qui arrivait aux spectateurs de Cargo Sofia, qui voyageaient avec les camionneurs, tout en voyant le paysage traversé sous un angle différent (face au bas-côté et non à la route à suivre), le dispositif de Heuschrecken est statique. Le spectateur ne suit pas le cheminement des insectes, mais se trouve immergé dans une réalité géologique et géographique (le désert), un univers minéral où une population animale vit et se reproduit. L’humain n’est pas visible (sauf en l’espèce des experts qui commentent et parfois pénètrent le dispositif), mais il est présent en creux, dans la mesure où des agronomes et des économistes expliquent les ravages produits par les sauterelles et les conséquences qui en découlent. Au flux des sauterelles, se superposent les flux de matières premières, notamment de produits agricoles venus d’ailleurs qui, via l’aide internationale, pallie les carences alimentaires dans les zones traversées par les sauterelles, et les flux des populations qui quittent les territoires exposés à l’invasion des insectes pour gagner des espaces qui en sont protégés.
La dynamique des flux
Cette manière de représenter une réalité complexe, impossible à embrasser dans un seul regard, impossible à expliciter selon une dramaturgie fictionnelle et linéaire, a été initiée, nous l’avons évoqué, après la première guerre mondiale, cataclysme social qui fut ressenti - les empires des pays belligérants s’étendant sur l’Afrique et l’Asie - aux quatre coins du globe. Révolutionnaires, internationalistes, Brecht et Piscator avaient éprouvé la nécessité d’inventer des formes rendant compte d’un système politico-économique qui avait transformé la majorité de leurs contemporains en chair à canon, pour ensuite les livrer à la misère et/ou les enrégimenter sous des dictatures fascistes. Les pièces montées par Piscator, Drapeaux, Tempête sur Gottland ou Conjoncture ont élargi le champ de la dramaturgie traditionnelle en inscrivant le devenir des personnages dans un ensemble des éléments dont ils sont tributaires (réunions de généraux, évolution du cours du pétrole, révolutions). Sur fonds de projections de cartes, de chiffres et de faits qui éclairent les évènements historiques, les foules sont présentes en tant qu’acteur de l’intrigue et du cours de l’histoire.
Dans les années 1960, Peter Weiss avec L’Instruction qui se présente, à l’instar de La Décision de Brecht comme un oratorio, écarte du théâtre documentaire toute trace d’intrigue linéaire, puisque la pièce est composée de la retranscription des dépositions du procès de Francfort de 1964. Si l’on considère que Stefan Kaegi se situe dans la continuation de cette tradition, il est à noter qu’il y supprime une dernière entité, le personnage, auquel on ne peut assimiler ni les experts qui documentent l’exposé, ni les modélistes de Mnemopark, ni les camionneurs de Cargo Sofia. Ce que le spectateur de ce théâtre scrute et dont il suit l’histoire et l’évolution, ce ne sont pas des personnages. Insaisissables sont les flux de marchandises, de nouvelles –vraies ou fausses- de rumeurs, de croyances et de connaissances. Difficilement représentable est le voyage, ou, dit prosaïquement, le déplacement des personnes. Voyage motivé par des considérations qui tiennent de la réalité (famines, conflits, nature des échanges) et de la fiction, une fiction - non pas interne à la dramaturgie comme l’est l’intrigue d’une pièce traditionnelle, mais qui renvoie à un imaginaire collectif, comme celui représenté dans Mnemopark, celui d’une Suisse qui se voudrait le pays de Heidi.
Tournant résolument le dos à la dramaturgie traditionnelle, ce théâtre documentaire semble rejoindre le théâtre dit « postdramatique », tel que Hans-Thies Lehmann le définit (ou échoue à le définir si l’on en croit Christophe Bident ). C’est d’ailleurs par une référence au Théâtre postdramatique que débute l’article que Romain Jobez et Christina Schmidt ont consacré à Rimini Protokoll. En y regardant de plus près, il semble pourtant que les dispositifs imaginés par Stefan Kaegi se trouvent rangés sous la catégorie « théâtre » pour des raisons finalement assez contingentes : le fait que Rimini Protokoll soit connu en tant que collectif de metteurs en scène a conduit Cargo Sofia ou Call Cutta in a box à être financés par des théâtres allemands et suisses et à faire ensuite halte dans divers lieux habitués à présenter en leurs murs des œuvres théâtrales. Est-ce que cela en fait pour autant des œuvres théâtrales ? En d’autres circonstances, ces dispositifs auraient pu être considérés comme relevant de la performance, Kaegi comme un plasticien, et ses œuvres données à voir et à entendre aux visiteurs dans des centres d’art contemporain .
Des dispositifs post-modernistes ?
En tout état de cause, la notion de théâtre postdramatique s’applique difficilement ici dans la mesure où Kaegi lui-même ne se considère pas tant comme un metteur en scène que comme un concepteur de dispositifs permettant de donner à voir une réalité documentée au préalable. Il ne s’inscrit pas dans une généalogie spécifiquement théâtrale et si le terme de théâtre documentaire conduit à s’interroger sur la généalogie d’une telle catégorie, les dispositifs de Stefan Kaegi peuvent aussi bien se comparer à ceux qui émanent du monde des arts visuels. Il paraît plus judicieux d’aller chercher des modèles interprétatifs chez les théoriciens, non du postdramatique, mais du post-modernisme, voire, notion plus glissante encore, de la post-modernité. Je ne reviendrai pas sur les écrits de Lyotard, sur lesquels Christophe Bident fonde sa critique de l’ouvrage de Hans-Thies Lehman , mais sur deux auteurs peu connus en France (les œuvres qui les a fait reconnaître comme des penseurs majeurs n’étant toujours pas traduites en français) : Andreas Huyssen , dont j’ai cité plus haut l’article qu’il a consacré au mouvement Fluxux, et David Harvey , dont The Condition of Postmodernity (1990) demeure un texte-clé pour comprendre les mutations du monde contemporain.
Géographe revendiquant son adhésion au marxisme, il a analysé l’extension du territoire urbain et les mécanismes qui y maintiennent une pauvreté endémique. The Condition of Postmodernity marque un élargissement de son champ d’étude à l’architecture et aux arts visuels. Il qualifie de « post-modernes » les bâtiments et les monuments qui marquent une rupture avec l’école moderniste et le fonctionnalisme qui y est associé : retour à des traditions ornementales, soit sous forme de citations, soit pleinement assumées dans le cadre des pastiches. De même, les œuvres de Robert Rauschenberg, David Salle et Cyndy Sherman y sont analysées en tant que traductions visuelles de la valorisation de la subjectivité, de la plasticité de l’identité individuelle (Sherman), de la monstration des traces, couches et superpositions de signes (Salle) ainsi, comme en architecture, à un usage décalé et parfois gratuit de la citation (Rauschenberg).
Dans « Théâtre en voyage » Romain Jobez et Christina Schmidt posaient deux questions : « le théâtre a-t-il retrouvé une nouvelle forme politique en se référant à la tradition documentaire identifiée comme genre ? » et « dans quelle mesure aborder [l’] apparente fétichisation de l’authenticité sur la scène de théâtre ? » Il me semble que pour y répondre, les grilles conceptuelles élaborées par David Harvey et Andreas Huyssen sont particulièrement pertinentes. L’historicisation des formes littéraires et artistiques à laquelle se livre Huyssen permet de comprendre le passage du modernisme au post-modernisme, consécutif à une mise en doute de la capacité des avant-gardes à changer les rapports sociaux. De son côté, l’analyse proposée par David Harvey des rapports entre différents imaginaires individuels et collectifs, leurs possibles divergences, aboutissant parfois à des représentations antagonistes (et à des conflits mémoriels qu’Andreas Huyssen a analysé à travers d’autres perspectives ), éclaire l’impact de dispositifs comme Mnemopark, Cargo Sofia ou Heuschrecken.
Ces spectacles mettent en scène la manière dont les individus perçoivent leur environnement, dont ils occupent l’espace social et l’investissent de souvenirs et de projections imaginaires et comment, enfin, ils le traversent, formant la substance humaine de ces flux constitutifs du capitalisme tardif analysé par Fredric Jameson . Autant Fredric Jameson insiste sur l’immatérialité de ces flux, autant Kaegi les matérialise dans ses dispositifs : du train miniature de Mnemopark, au camion de Cargo Sofia aux sauterelles de Heuschrecken. D’un spectacle à l’autre, Kaegi donne à voir les relations dialectiques qui se tissent entre l’espace imaginaire (la Suisse constituée de verts pâturages et peuplée de solides montagnards) et l’espace réel (le Sahel traversé de millions de sauterelles), le réseau des cadres expatriés qui gèrent les multinationales et institutions planétaires (Airport kids), « l’internationale des camionneurs » qui parcourent Europe d’une zone de transit à une autre. Quant à la proposition politique portée par ces spectacles, elle consiste essentiellement à montrer un envers du décor, une réalité qui n’est pas nécessairement occultée, mais qui échappe aux domaines couverts par les media généralistes qui n’ont pas pour habitude de s’intéresser au modélisme, ni à la vie quotidienne à bord des camions qui sillonnent les grands axes routiers. L’effet de surprise produit chez le spectateur n’est pas forcément corollaire d’un rejet de ce qu’il découvre (c’est en cela que la proposition diffère de la tradition brechtienne), mais plaide in fine pour un accès mieux partagé au savoir. Pas simplement un savoir scientifique, les experts convoqués par les metteurs en scène de Rimini protokoll comprenant aussi des experts dit « du quotidien », mais un savoir utile pour comprendre le monde non seulement tel qu’il est mais tel que nos contemporains le perçoivent, y compris lorsque, l’imaginaire s’en mêlant, leur perception diffère du savoir normé. Pas de relativisme non plus : les imaginaires antagonistes (pour dire vite, celui du quotidien et celui qui préside au discours scientifique, puisque ce dernier est aussi tributaire d’un imaginaire) n’étant pas renvoyés dos-à-dos, mais convoqués de concert afin d’établir un état des lieux le plus complet possible. C’est sans doute ici que transparaît la nature post-moderniste de ces spectacles : pas de grand récit ou de construction systématique du réel, mais sa recomposition à partir de fragments qui, mis ensemble, prennent sens.