Von Olivia Barron
09.12.2015 / Le Monde
Rendre visite aux européens chez eux, à domicile, c’est le projet excitant du collectif berlinois Rimini Potokoll, invité par le théâtre de la Commune, à Aubervilliers, jusqu'au 13 décembre. Pour Europe : visite à domicile, le collectif investit chaque soir des appartements prêtés par 28 volontaires. Ludique et participative, cette performance pour quinze spectateurs, qui emprunte ses codes au jeu de société, sonde une identité européenne encore énigmatique. Que reste-t-il en nous, chez nous, de l’Europe, s’interroge Rimini Protokoll. Fruit d’une collaboration avec des experts de l’Union européenne, la performance s’est déjà jouée dans près de 340 logements. Des squats berlinois aux demeures cossues de Copenhague, et même dans un hôpital, à Prague, autour du lit d’un patient ! Un dispositif percutant, qui passe au crible notre rêve d’Europe.
Une heure avant le spectacle, un email énigmatique nous donne rendez-vous dans une rue du centre d’Aubervilliers. Kebabs, immeubles de briques rouges, petite ruelle sombre, nous y sommes. C’est une résidence moderne et confortable. Dans le salon, une dizaine de personnes forment une drôle de famille recomposée, étrangement silencieuse. Ce sont les spectateurs. Sur l’immense nappe est imprimée une carte d’Europe. Mireille*, chaleureuse retraitée qui a accepté d’héberger l’événement sans rien en connaître, nous accueille. Son chien Yuki frétille. Un fac-similé du « J’accuse » de Zola s’affiche au mur. « Quand on est invité chez quelqu’un, quelque chose de très intime se tisse. L’hôte nous demande d’enlever nos chaussures, notre manteau, dans un petit rituel. On reconnaît des livres, des détails familiers, cela entraine une forme de confiance», raconte Stefan Kaegi, membre fondateur de Rimini Protokoll. Les quinze inconnus, mélange étonnant de jeunes actifs et de seniors, sont vite à l’aise. D’ailleurs le maître de cérémonie, Emilie, vient d’enfourner le gâteau, l’atmosphère se fait conviviale. Personne ne devine qu’une machine infernale, un boitier qui ressemble à un pacemaker, va bientôt changer le court des évènements !
Car c’est un jeu redoutable auquel convie Rimini Protokoll. Un par un, chaque participant actionne le bouton vert du boitier électronique. « C’est un metteur en scène extériorisé », explique Stefan Kaegi. Une consigne s’imprime sur un ticket de caisse. Le dispositif, très ludique, incite à la confession, c’est un jeu de questions-réponses. « Au delà des statistiques, c’est l’histoire intime des gens qui témoigne de l’Europe d’aujourd’hui », explique Stefan Kaegi, pour qui les joueurs, véritables « experts du quotidien », sont les garants de la dramaturgie. Mireille, notre hôtesse, historienne à la retraite, explique qu’elle a emménagé à Aubervilliers attirée par la diversité de cette commune riche de 70 ethnies. Un point essentiel pour celle qui se sent plus citoyenne du monde qu’européenne. Ce soir-là, les jeunes avouent qu’il ont peur de l’avenir mais la majorité d’entre eux aspire à l’abolition des frontières. « Certains constats nous semblent parfois étranges », confie Stefan Kaegi. « Lorsque nous avons joué en Norvège, l’un des pays les plus riches d’Europe, près de 40% du public affirmait avoir peur du futur, contre 13% à Hanovre ou Copenhague » souligne-t-il. Les réponses viennent nourrir un site web dédié au projet. Alimenteront-elles un jour les recherches des sociologues ? Le collectif n’a pas encore tranché.
Second round
Avez-vous déjà été délégué de classe ? Qui a déjà menti sur sa propre nationalité ? Qui possède ici un travail qui lui permet de vivre ? La machine s’emballe, mitraillant l’assemblée de questions. « Enfant, je faisais croire à tout le monde que j’étais Espagnol. Etre né dans la banlieue sud de Paris, ce n’était pas assez poétique ! » confie un jeune homme présent. Chacun répond à sa guise, l’ambiance est bon enfant. Si bien qu’on oublierait presque le gâteau qui commence à brûler dans le four ! Pourtant, la machine, devenue hyperactive, prend soudain un ton autoritaire. L’un des participants se retrouve à quatre pattes sous la table, l’autre agite ses bras frénétiquement, giflant presque son voisin. Quelque chose se dérègle, se tend, une alarme stridente brouille les conversations. Le dispositif sonore, toujours tellement soigné chez Rimini Protokoll, diffuse un tempo oppressant.
Ce collectif nous inviterait-il à la révolte ? Pourtant, nous acceptons tout, dociles, exemplaires. Même pour vider nos poches comme des délinquants, nous nous exécutons. Les questions se font toujours plus intrusives, on est sommé de raconter sa dernière manif. Pour se partager le gâteau, le groupe s’affronte en équipes, répondant à un quizz sur des tablettes. La guerre est déclarée, on se dispute des points, on y perd des plumes. « Le jeu bascule peu à peu dans l’agressivité. La confiance accordée aux autres se dissipe quant il s’agit de sauver sa peau, de gagner des points, comme dans la logique néolibérale», souligne Stefan Kaegi. Heureusement, au final, chaque équipe remporte une part égale du gâteau. Il arrive cependant que les débats tournent au vinaigre ou se poursuivent tard dans la nuit. « Nous n’assistons que très rarement à la performance, elle appartient aux spectateurs » rappelle Stefan Kaegi. « Si j’avais eu un invité Front national, je l’aurais surement mis à la porte ! » confie Mireille, très remontée. On imagine combien le public doit être différent chaque soir, unique. A Aubervilliers, la répétition générale s’est d’ailleurs déroulée en version bilingue arabe, une réussite selon le théâtre. D’Europe : visite à domicile on sort troublé mais séduit de cette belle partie de théâtre citoyen.
*Les prénoms ont été changés.