Von Bruno Masi
14.07.2006 / Libération
Mnemopark, m.s. Stefan Kaegi, Rimini Protokoll. Aujourd'hui à 15 heures, salle Benoît XII. «Cargo Sofia-Avignon» du 20 au 25 juillet. Rens. : 04 90 14 14 14.
En 2000, le collectif suisse Rimini Protokoll s'installe en résidence au Théâtre de Francfort. Le bâtiment est situé juste en face d'une maison de retraite. Chaque soir, Stefan Kaegi, Helgard Haug et Daniel Wetzel passent des heures assis sur le perron, à regarder les déplacements des pensionnaires, appuyés sur un déambulateur ou installés dans leurs fauteuils roulants. Une drôle de fascination les pousse à détailler les circulations dans la pièce commune. Ils analysent le maniement des engins, s'étonnent de la dextérité dont certains patients font montre, et commencent à imaginer ce qui sera leur première création. Enfin, Krezworträtsel Boxenstopp voit le jour : quatre femmes âgées de 80 ans, réunies sur une scène, racontent leur passé de pilotes de Formule 1. Qu'importe si certaines n'ont même pas le permis de conduire. Il doit y avoir des points communs entre conduire un bolide et zigzaguer dans les couloirs d'un foyer. Mais quelques aménagements de dernière minute s'imposent. Stefan Kaegi l'explique dans la brochure du Festival d'Avignon : «Les personnes âgées oubliaient souvent leur texte ou les mouvements à faire. Il y avait donc un souffleur sur le plateau et nous utilisions aussi des drapeaux de couleur comme ceux dont on se sert sur les circuits automobiles. Un rouge pour "attention au texte", un autre, jaune, pour "attention au déplacement"... »
37 mètres. Six ans plus tard, Rimini renoue avec le troisième âge. Mnemopark est un étonnant road-movie filmé au ras des pâquerettes, un trip mené à la vitesse d'un train miniature, une virée dans les vallons suisses évoquant tant Lynch (Straight Story) que Clint Eastwood (Space Cow-boys), où quatre papis et une mamie modélistes animent 37 mètres de voie ferrée, pas plus large qu'une boîte d'allumettes.
Pourtant, Kaegi n'a rien d'un gérontophile. Depuis Krezworträtsel , il a mis au point des visites de Berlin où les spectateurs étaient guidés en direct par téléphones mobiles. Il n'a pas manqué de rappeler, avec Shooting Bourbaki, la législation libérale qui entoure le port d'armes dans certains cantons suisses. Pour la fin du Festival, il prépare même un voyage en camion avec des chauffeurs bulgares, le public installé à l'arrière du bahut. Le projet s'appelle «Cargo Sofia-Avignon». On devrait en entendre parler le long des remparts.
La scène de Mnemopark croule sous le poids des tables et des modules ferroviaires. Elle en est entièrement recouverte. Le chemin de fer forme de larges virages. Le train passe à travers un aquarium, un poulailler, longe des précipices et franchit des ravins, s'engouffre dans un tunnel, puis accélère avec d'atteindre la gare de Banwill. Des vaches miniatures somnolent dans les champs, les paysans suisses ne sont pas plus hauts qu'un ongle. Un torrent coule à flanc de montagne. Le train transporte des caméras microscopiques. On voit tout sur l'écran géant qui recouvre le mur du fond. Quand la motrice avance, on a l'impression de regarder par la fenêtre d'un wagon. Parfois, au beau milieu de ces paysages, une énorme tête surgit : c'est celle de Max ou d'Hermann, 150 ans à eux deux, qui se penchent au-dessus du convoi pour s'assurer que tout roule.
Du chalet au Cachemire. On ne sait pas si Mnemopark est né de la rencontre avec ces passionnés de l'histoire ferroviaire helvète, ou du goût de Kaegi pour les films de Bollywood. Car, bon nombre de productions indiennes viennent tourner leurs bluettes sur les hauts plateaux suisses. Dans ce décor pharaonique, les belles Indiennes drapées dans leurs saris laissent leurs cheveux voler au vent. Des extraits apparaissent parfois à l'écran. A chaque arrêt du train, Max, Hermann, Heidy, Patrick et René, emmenés par la seule comédienne professionnelle, Rahel Hubacher, tournent une nouvelle séquence de ce film, où un entrepôt de produits chimiques est attaqué par des séparatistes du Cachemire, pendant que Pyjanka et Anjun, deux personnages miniatures, roucoulent au pied d'un chalet.
A la fois portrait léthargique d'une Suisse en mutation, réflexion sur la représentation au théâtre, recueil biographique, film réalisé en direct et hommage aux modélistes minutieux, ces artistes du dimanche, Mnemopark est un spectacle fantasque et réjouissant, où trois niveaux de lecture distincts s'entremêlent.
Viande, lait... Sur la scène, quand le train avance, Rahel raconte comment l'agriculture est devenue dépendante des subventions fédérales, et explique les méfaits de la surproduction de viande et de lait. A l'écran, au rythme des manipulations, le mélodrame indien s'affiche, entrecoupé de flash-back, ces jeux où les modélistes s'affrontent pour gagner un voyage dans le temps. C'est le troisième niveau, le plus touchant et drôle, quand le vainqueur du concours vient se placer devant un écran vert pour se voir «projeté» à l'intérieur des paysages réduits.
D'épaisses lunettes sur les yeux, Heidy est ainsi transportée sur la voie ferrée qu'elle remonte comme elle retracerait le fil de sa vie. Elle parle alors de sa jeunesse au sortir de la guerre, quand elle quitta Leipzig avec sa mère pour des jours meilleurs.