Von Katia Berger
13.09.2019 / https://m.tdg.ch
Ils s’appellent Milagro, Daniel, Christián et Diana – dans l’ordre de leur apparition sur le plateau de la Salle du Lignon, ces jeudi et vendredi de Bâtie finissante. Tous quatre Cubains, âgés de 25 à 35 ans, ils sont respectivement historienne, programmeur informatique, mathématicien et musicienne. Tous quatre entretiennent une relation étroite avec l’un ou l’autre de leurs grands-parents ayant pris part, plus ou moins directement, à la révolution castriste de 1959. Tous quatre ont été choisis, sur 50 candidats interviewés, pour leurs profils emblématiques. Tous quatre, enfin, mettent leur «expertise du quotidien» au service de la nouvelle pièce du Soleurois Stefan Kaegi, «Granma. Les Trombones de La Havane», créée en mars dernier à Berlin. «Granma», du nom à la fois du yacht américain à bord duquel Fidel Castro rentra d’exil en 1956, et du journal officiel du parti communiste cubain. Sans mentionner sa providentielle signification anglaise de «mémé».
De leur pays, chaque spectateur occidental cultive son propre fantasme. Utopie pour certains, contre-exemple pour d’autres, Cuba suscite aussi bien la ferveur que le rejet, l’espoir que la déception – quand elle ne fait pas simplement miroiter des vacances chaloupées. Au sujet de leur pays, nos quatre porte-parole déversent sur scène des informations en trombes. Des tangibles, des subjectives, des documentées.
Des trombones qui galvanisent
Leur metteur en scène (dont La Bâtie a par le passé programmé «Situation Rooms», «Nachlass» et «Remote Libellules») multiplie pour cela canaux et supports. Photos de famille, images d’archives, livrets de rationnement, métrages tournés sur place et autres effigies du colonel Batista, du Che, ou du «ministre de la récupération des biens confisqués par les bourgeois», subsidiairement aïeul de Daniel…
Des accessoires, aussi, il en circule. Comme cette ancienne machine à coudre qui avale au fur et à mesure les dates inscrites sur une bande de tissu. Ou ces ventilateurs, l’un importé d’URSS dans les années 70, l’autre de la Chine contemporaine. Cette balle de baseball, encore, confectionnée à l’aide de vieilles chaussettes, en périodes de disette, et que Christián envoie valdinguer d’un coup de batte de fortune chaque fois qu’un obstacle se dresse, ou qu’une question dérange – et vlan. Plus essentiels encore, les instruments de musique fournis à Diana, qui en transmet l’usage à ses partenaires afin de galvaniser la performance.
Des «Trombones» qui coulissent
En eût-elle besoin. Car même sans cela, la syncope rythme les deux heures de spectacle. En effet, jamais le matériel documentaire ni son agencement minutieux ne se contentent d’aligner les témoignages l’un derrière l’autre, d’amasser les faits ou de thésauriser les événements. «Les Trombones» coulissent ici à tous les étages. Les intervenants dialoguent avec les membres filmés de leur famille, ils interagissent avec les travellings rapportés de l’île. Surtout, ils interpellent le public indigène. «La pénurie de logements, ça dit quelque chose aux Genevois?» «Vous, monsieur, vous avez bien l’équivalent de 800 000 pesos d’économies?» «Les immeubles du coin me rappellent ceux de chez nous!» Les va-et-vient foisonnent entre passé et présent, ici et ailleurs, mémoire collective et souvenirs privés.
Dans une parfaite parité de genre et d’origine ethnique, grâce à une construction limpide et maîtrisée, Stefan Kaegi signe avec «Granma» un modèle de théâtre documentaire. Refusant l’improvisation comme le naturalisme, éludant le cours ex cathedra comme le divertissement gratuit, il verse au compte du collectif allemand Rimini Protokoll le portrait effervescent d’une société qui tâtonne dans les replis contradictoires de l’histoire, et qui refuse d’abandonner en route les idéaux légués par ceux qui l’ont faite, voici 60 ans.