Von Anne Diatkine
11.06.2020 / https://www.liberation.fr
Elle va nous tutoyer, ce sera plus simple. Elle nous parle à l’oreille dans un casque qu’on nous a fourni à l’accueil. Elle nous explique qu’ensemble, on va documenter ce qu’était le théâtre avant que «tout disparaisse». Avant que le fameux centre dramatique de Vidy, situé sur les rives suisses du lac Léman et construit en 1964 par l’architecte Max Bill à l’occasion de l’exposition nationale, ferme ses portes pendant un an, dès septembre, pour de sérieux travaux qui ne laisseront que sa carcasse intacte. Elle est donc archiviste, du moins se présente-t-elle ainsi, et nous invite à une tâche redoutable : mémoriser pour la dernière fois le théâtre, déserté par l’épidémie de Covid-19. Devenir un témoin de ce qui reste de ses odeurs, de ses bruits, des conversations qui bruissent, de ses couleurs, de ses objets techniques - coulis, projecteurs, accessoires, perruques - et intimes - cartes postales, mots doux, remerciements graffités, photos, surgissement d’images mentales de spectacles - avant la rénovation. Etre la mémoire de ce bâtiment spécifique, mais aussi interroger celle de cet art éphémère par excellence qu’est le théâtre. Que reste-t-il des représentations, une fois qu’elles sont pour toujours terminées ? Pourquoi garde-t-on l’émerveillement de spectacles qu’on n’a parfois pas vus et qu’on ne verra jamais, qu’on imagine à travers la légende qu’ils ont produite ? L’archiviste nous prévient, en nous interpellant comme Georges Perec dans Un homme qui dort, à la deuxième personne du singulier : «Tu es la caméra subjective mais avec tous les sens en action. Tu ne dois pas conserver les enregistrements sur une pellicule mais dans ton cerveau.» Pas de notes, donc, ni de photos pense-bête. Elle nous enjoint à «zoomer» sur un détail, à panoter latéralement du regard. On l’écoute et notre regard devient un film constitué d’un unique plan-séquence «car au théâtre on ne peut ni monter ni couper»,informe-t-elle.
Foisonnement de fantômes
On entre donc dans la Boîte noire, conçue durant le confinement pendant un mois par le perfectionniste et génial Stefan Kaegi, du collectif Rimini Protokoll(lire ci-contre). Le créateur suisse, auteur de multiples dispositifs immersifs, se trouvait à Vidy, où il répétait un autre spectacle, Société en chantier, quand, à trois jours de la première, les déplacements ont été interdits. «Mon calendrier s’est vidé en même temps que celui du théâtre de Vidy. J’ai donc passé pas mal de temps dans le théâtre vide. Les gens étaient assez disponibles pour qu’on travaille ensemble.»
Boîte noire est un spectacle d’ouverture, puisqu’il a débuté le 9 juin, date de reprise d’activité, avec des contraintes sanitaires plus accommodantes qu’ailleurs. Et de fermeture, car avec la rénovation du théâtre, il clôt une ère à Vidy. Un spectacle d’ouverture aussi, tant l’on rêverait de l’offrir à tous - enfants, lycéens, étudiants, adultes non spectateurs fervents, en premier. Avec ce paradoxe : les spectateurs entrent dans la boîte noire au compte-gouttes, dans un timing ultra-chronométré car chacun s’apercevra qu’il participe à une scénographie.
Cette boîte noire est évidemment compatible avec une épidémie contagieuse, puisqu’on est seul dans l’espace. Seul ? Pas tout à fait. C’est étonnant, au contraire, à quel point on est porté par le tressage des voix enregistrées par la technique du son binaural, des conversations et des interrogations qu’on croit surprendre, du bruitage en plusieurs dimensions, qui nous conduisent d’un lieu à l’autre. Il y a un foisonnement des fantômes qui s’incarnent magnifiquement par leur souffle. On voit d’ailleurs la «servante», cette lampe unique qui reste allumée quand le théâtre est déserté, et qu’on appelle en anglais ghost light.
Armoire à double fond
Peu à peu, on découvre qu’on est tout autant acteur que spectateur de la visite, acteur obéissant qui n’a pas besoin de «bien» jouer, il suffit de se laisser envelopper dans son moïse de sons si précisément spatialisés qu’on a constamment la tentation de se retourner pour regarder qui parle derrière son épaule, qui chuchote dans son dos, qui prend la mesure de sa tête, de son torse tandis qu’on s’assoit sur le tabouret un peu haut pour permettre à la couturière de faire des retouches. La petite machine à coudre s’est mise en marche toute seule quand on est entré dans son atelier. Une femme se questionne à notre oreille pendant qu’on s’assoit à sa place : «C’est un tableau que je vois à travers les vitres. Mais suffit-il que j’ouvre la fenêtre, et que j’évoque le bruit de la pluie dans les arbres pour que le visiteur l’entende s’il fait beau ?» Elle remarque qu’il ne suffit pas qu’elle sorte du théâtre pour rompre la fiction. On marche à côté d’une photocopieuse. L’archiviste-narratrice note au passage : «Elle aussi, elle répète. Mais pas comme au théâtre. Au théâtre, il n’y a pas d’original.» Quand elle nous demandera de «zoomer» sur les poubelles à l’extérieur, elle lancera à la va-vite cette réflexion qui explique la différence entre un artiste contemporain et un scénographe, et pourquoi les premiers ne font pas fortune avec leur œuvre : «Les scénographies ne sont pas faites pour durer, personne ne les collectionne et les revend.» C’est elle qui porte la voix de Stefan Kaegi.
Bizarrement, être témoin de conversations entre des personnes qu’on ne voit pas nous place dans une situation d’enfant qui se fait oublier sous la table, mais qui entend tout. Ne pas les voir, mais se mettre littéralement à leur place, sur leur tabouret, devant leur fenêtre, dans leurs pas, renforce l’identification. Il y a tous ceux qui travaillent ou ont travaillé dans ce théâtre, mais aussi une spectatrice, un psychanalyste, des acteurs, une enseignante. On entre dans une minuscule cachette, si près des cintres, où un machiniste a une vue imprenable sur la jauge et le plateau. Une voix un peu âgée questionne un machino : «Vous faites naître la lumière mais d’un endroit caché. Est-ce qu’on voit dans la lumière ou dans l’obscurité ?» Le même s’émerveillera d’être sous la scène quand on sera dans les loges - c’est un psychanalyste enchanté d’être physiquement à l’endroit où même Freud ne pouvait pas entrer. Des loges privées de lumière naturelle, donc, car creusées plus bas que le lac, explique un homme de ménage qui, souvent, attrape des rats qu’il remet en liberté dehors. On traverse une armoire à double fond, qui donne sur une remise bourrée d’accessoires, une cavalcade de bouquets défraîchis en plastique, des nuées de lustres, une montagne de téléphones de toute époque, une collection de râpes. «Il y a des objets qu’on nous demande dix fois par saison. Une saison où l’on ne va nous demander que des bougeoirs. D’autres, que des pots de fleurs.»On a une prédilection pour la minuscule cuisine, le «foyer» juste avant le plateau, à deux pas des coulisses. Et on entend un ancien assistant questionner : «Comment est-ce qu’on va reprendre ? Comment est-ce qu’on va rejouer sur les plateaux ?» Et nous ? A-t-on bien joué notre partition, est-on devenu la mémoire du lieu, selon l’exigence de l’archiviste ? Déjà on s’aperçoit, comparant nos souvenirs avec d’autres visiteurs, qu’on a oublié la neige qui tombait furtivement sur le plateau, et qu’une autre a vu un soupirail donnant sur de hautes herbes vertes dans la loge…